Tsukiyoka Yoshitoshi – Cent aspects de la lune

Yoshitoshi et son œuvre

Tsukioka Yoshitoshi (月岡 芳年, 1839-1892) est souvent considéré comme le dernier grand maître de l’estampe ukiyo-e (浮世絵, images du monde flottant), ce fameux style d’estampes japonaises popularisé durant l’époque Edo (1603-1868) qui représente le summum de l’élégance faste, notamment avec ses nishiki-e (錦絵, image de brocart). Alors que cette tradition artistique commençait à décliner avec l’ère Meiji (1868-1912), Yoshitoshi a su revitaliser le genre en intégrant des éléments narratifs complexes et une imagerie poignante.

Son œuvre est profondément marquée par son maître, Utagawa Kuniyoshi (歌川 国芳, 1798-1861), l’un des artistes les plus influents de l’école Utagawa, réputé pour ses représentations audacieuses de guerriers, de scènes mythologiques et d’histoires fantastiques.

Utagawa Kuniyoshi, Miyamoto Musashi attaquant une baleine géante, vers 1847.

Kuniyoshi était reconnu pour sa capacité à capturer des scènes dynamiques, des récits dramatiques, souvent teintés de violence ou de surnaturel. Ces thèmes sont repris et amplifiés dans les œuvres de Yoshitoshi représentant des batailles héroïques et des guerriers légendaires. Le sens du détail de Kuniyoshi, sa maîtrise des lignes et des compositions complexes, ainsi que sa propension à incorporer des éléments surnaturels et épiques ont profondément influencé Yoshitoshi dans sa propre approche de l’ukiyo-e.

Malgré cette forte ascendance, Yoshitoshi a su forger une identité artistique distincte en intégrant des thèmes plus introspectifs et émotionnels, souvent en lien avec la psychologie des personnages et les tourments de la condition humaine. Là où Kuniyoshi excellait dans les représentations épiques et héroïques, Yoshitoshi a approfondi les émotions individuelles, introduisant une sensibilité nouvelle à travers ses estampes et a su capter le cœur et l’esprit des Japonais en pleine transition culturelle et politique.

La série “Cent aspects de la lune” (月百姿, Tsuki hyakushi), réalisée entre 1885 et 1892, est considérée comme le sommet de l’art de Yoshitoshi, illustrant son habileté à marier le traditionnel et le moderne dans une époque en plein bouleversement. Cette série montre comment Yoshitoshi a gardé l’héritage traditionnel de l’estampe tout en le poussant vers de nouvelles formes d’expression narrative et visuelle, faisant de son ultime œuvre aboutissement de son art.

Yoshitoshi, “Sun Wukong et le lapin de jade”, in Cent aspects de la lune, planche n°73, 1886.

La série “Cent aspects de la lune”

La série “Cent aspects de la lune” (月百姿, Tsuki hyakushi) se compose de 100 estampes, chacune mettant en scène une histoire où la lune joue un rôle central ou symbolique. Ces scènes sont tirées de la littérature classique, de récits historiques, de légendes et de contes populaires japonais et chinois.

La série est riche en symbolisme, et la lune y est omniprésente, comme un miroir des états d’âme des personnages. Elle sert de fil rouge, de fil conducteur à toute la série, comme un personnages central sur lequel on peut toujours compter. Qu’elle soit pleine, voilée par les nuages, ou partiellement visible, elle influence le ton de chaque scène, accentuant soit le mysticisme de la scène, soit l’introspection des personnages.

D’un point de vue technique, Yoshitoshi innove en combinant des techniques traditionnelles avec une sensibilité moderne. Il introduit une palette de couleurs plus riche que ses prédécesseurs, notamment en jouant avec des tons plus subtils et en accentuant les contrastes. Le ciel nocturne et le contraste avec les tons doux et délicats de la lune offrent un terrain de jeu pour l’artiste qui la profondeur d’un et de l’autre pour faire naître mystère, inquiétude ou émerveillement dans le cœur du spectateur.

Scènes guerrières, de l’imaginaire et de l’audace

Par exemple, sur la planche n°8 de la série, intitulée Gekka no sekko ou “Patrouille de nuit”, Yoshitoshi dépeint Saitō Toshimitsu (1534-1582), un vassal du célèbre général Akechi Mitsuhide (1526-1582) qui provoqua la mort du général Oda Nobunaga lors de l’incident Honnô-ji1 en juin 1582.

Cette scène de nuit se situe avant la bataille de Yamazaki (山崎の戦い, Yamazaki no tatakai). Cette bataille historique découle de l’incident du Honnô-ji où Nobunaga a trouvé la mort et voit la confrontation entre les forces de Mitsuhide et celles de Toyotomi Hideyoshi et des forces fidèles à Nobunaga et son projet d’unification du Japon2.

1. Cet incident et la bataille de Yamazaki sont racontés dans le Taikô-ki (太閤記), biographie de Toyotomi Hideoyoshi publiée en 1626. En résumé, Mitsuhide, un général vassal de Nobunaga, l’a trahi et a mis feu au temple Honnô-ji où Nobunaga se reposait. Voyant qu’il n’y avait pas d’issue possible, Nobunaga s’est donné la mort par seppuku (mort honorable pour un guerrier). La bataille de Yamazaki est la suite de cet incident, où les forces alliées à Nobunaga menées par Hideyoshi écrasèrent le clan de Mitsuhide (Dictionnaire historique du Japon, vol 1, p.1052).

2. Oda Nobunaga (1534-1582) était un général (daimyô) japonais et une des figures majeures des périodes Muromachi (1336-1573) et Azuchi-Momoyama (1573-1603). Il a porté une vaste opération d’unification du territoire japonais. Assassiné avant de voir sa vision d’un Japon uni et en paix se réaliser, c’est son successeur Toyotomi Hideyoshi qui finira son œuvre (Dictionnaire historique du Japon, vol 2, p.2107-2109).

Yoshitoshi, “Gekka no sekko”, in Cent aspects de la lune, planche n°8, 1885.

L’image montre Toshimitsu dans un moment dramatique de tension, patrouillant sur la rivière Kamo, proche de Kyoto. Armé d’une lance, il est prêt au combat, mais pour l’instant il ne peut que scruter la pénombre dans l’attente de l’ennemi. Le clair de lune ajoute une dimension à la fois sereine et sinistre à la scène silencieuse qui précède la bataille, un contraste souvent utilisé par Yoshitoshi pour souligner le côté héroïque et tragique des personnages historiques.

Le ciel nocturne, éclairé par la pleine lune, enveloppe la scène dans une ambiance onirique, presque surnaturelle, créant une impression de calme avant la tempête et la violence. La présence de la lune souligne également l’idée de destin inévitable et de sacrifice tellement mis en avant dans les récits épiques.

Scène poétiques et théâtrales

Dans une autre estampe intitulée Sotoba no tsuki ou “Lune sur stûpa” (planche n°25). On y trouve la poétesse Ono no Komachi ((小野 小町, 825-900), une figure historique du IXe siècle célèbre pour sa beauté et ses poèmes mélancoliques. Dans cette planche, la lune symbolise la beauté qui s’efface et la solitude, un thème central dans la poésie japonaise.

Yoshitoshi, “Sotoba no tsuki”, in Cent aspects de la lune, planche n°25, 1886.

La scène montre la poétesse assise sur un sotoba (translittération du mot sanskrit stûpa, il s’agit d’une structure ou d’un édifice sacré contenant une relique de Bouddha ou d’un saint. Au Japon un sotoba peut aussi être des plaquettes de bois avec inscriptions que l’on laisse en offrandes aux défunts, dressée sur les tombes.)1 à terre, âgée, en habits élégants et riches mais flanquée d’un vieux chapeau de paille délabré. Elle attend là, à la lueur de la lune.

On peut y voir une scène de théâtre Nô Sotoba Komachi (“Le stûpa de Komachi”) où deux prêtres rencontrent une vieille femme assise sur un stûpa et qui se lamente sur sa beauté fanée et sa vie passée2. Sa place historique ainsi que son aura populaire fait d’elle un parfait sujet dramatique pour Yoshitoshi.

  1. https://www.aisf.or.jp/~jaanus/deta/t/tou.htm
  2. https://www.the-noh.com/en/plays/data/program_069.html

L’héritage de Yoshitoshi et la résonance contemporaine de son œuvre

L’influence de Yoshitoshi et de sa série “Cent aspects de la lune” perdure bien au-delà de son époque. En effet, bien que le Japon de la fin du XIXe siècle soit marqué par la modernisation rapide et l’introduction de techniques occidentales, Yoshitoshi a réussi à préserver l’essence des traditions japonaises tout en renouvelant l’art de l’ukiyo-e. Aujourd’hui, ses œuvres continuent d’inspirer des artistes à travers le monde, en raison de leur beauté, mais aussi de la richesse émotionnelle et narrative qu’elles contiennent.

Si tu veux aller plus loin, retrouve toutes les œuvres de cette série (avec explications en anglais) sur https://yoshitoshi.net/series/100moon.html

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Sources en ligne :

https://yoshitoshi.net/series/100moon.html

https://www.aisf.or.jp/~jaanus/deta/t/tou.htm

https://www.the-noh.com/en/plays/data/program_069.html

Bibliographie

  • Dictionnaire historique du Japon, vol 1 et 2, éditions Maisonneuve & Larose, 2002.

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Calendrier de l’Avent 2020 – 14 décembre 2020

Katsushika Hokusai, « Neige à l’aube », 1818, MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève.

Nous restons dans les paysages d’hiver avec aujourd’hui une version japonaise par le célèbre maître d’estampe Katsushika Hokusai. Il s’agit d’une page d’un carnet d’esquisses (hokusai gashiki). On y trouve un paysage enneigé, avec en premier plan trois barques de pêcheurs glissant sur un lac bleu glacé, derrière eux resplendit une composition de petits îlots dont les habitations et la végétation restent couvertes d’un manteau de neige épais. En arrière-plan, des éléments montagneux dans un ciel orangé de ce matin naissant. On retrouve la touche rapide et rythmée de Hokusai jusque dans les détails des éléments rocheux et dans la vigueur du trait. Un joli matin de neige en bonne compagnie…