Murmures de dragon sous le mont Fuji

Avec cet article je renoue avec ma passion première, celle de l’art japonais.

Quoi de mieux que de se faire plaisir avec un artiste comme Hokusai…

… et une figure aussi belle qu’incontournable qu’est celle du mont Fuji ?

Donc aujourd’hui je te présente une œuvre qui figure dans mon palmarès ultime, le ehon* “Cent vues du mont Fuji” (3 volumes) de Katsushika Hokusai (1760-1849) publié entre 1834 et 1835 pour les deux premiers volumes et les années 1840 pour le troisième.

Outre la force et la virtuosité que l’on connaît des estampes de Hokusai, ce qu’on trouve dans ses ehon c’est aussi un humour et une audace extraordinaire.

Pour voir ça en détail, je te propose de découvrir une des planches du volume 2 intitulée “Tôryû no fuji”.

* voir en bas de page pour le glossaire des termes japonais.

http://www.degener.com/1606-35a.htm

Quelques jeux de mots

Tout d’abord, parlons humour.

Dans chaque estampe, on trouve toujours un cartouche mentionnant le nom de la série à laquelle appartient l’image, mais aussi le nom de la scène. On trouve ensuite différents sceaux permettant d’identifier les différents artistes ayant travaillé sur l’image (graveur, imprimeur, éditeur, etc.).

Dans les ehon, c’est bien sûr différent. On trouve sur l’image en elle-même uniquement le titre de la planche (on trouvera parfois sur la tranche le titre de l’ouvrage). Ici les cartouches sont minimalistes.

Le titre de cette planche : “Tôryû no fuji” (登龍の不二) (oui, ça se lit de haut en bas et de droite à gauche).

Et là, magie du japonais, plusieurs images nous sautent aux yeux!

Le mont Fuji en japonais s’écrit normalement avec les kanji suivants : 富士山 (fujisan), littéralement la montagne (山) de la richesse (富) et de l’abondance (士).

Alors pourquoi Hokusai a-t-il utilisé d’autres kanji ?

Tout simplement pour créer la surprise et donner plus de profondeur à son œuvre.

不二 (fuji) se prononce de la même manière que 富士 (fuji).

Par contre, si l’un signifie la “montagne de la richesse et de l’abondance”, l’autre signifie “dont il n’y en a pas deux” ou ” sans égal”.

Hokusai joue donc sur les mots sans rien enlever à l’aura sacrée de la montagne la plus haute du Japon (3776 m), symbole national par excellence et source intarissable d’inspiration artistique.

Mais ce n’est pas fini avec les jeux de mots…

Parce que Hokusai est très fort à ce jeu, mais aussi parce que les amateurs d’images sont friands de ce genre de raffinements.

On se rappelle aussi que l’objectif de ces ehon est d’être vendus… Si une série d’estampes de haute qualité pourra se vendre très cher à des amateurs fortunés, les ehon sont destinés à un plus large public. De la même manière, si une estampe peut se vendre à l’unité, le ehon se vend en plusieurs volumes. Or, si l’éditeur veut que l’acheteur revienne pour le volume 2, il faut lui donner de quoi assouvir sa soif de jeux, de surprises et de nouveautés.

C’est là que l’imagination et l’audace graphique de Hokusai entrent en scène.

Revenons au titre de cette planche : “Tôryû no fuji” (登龍の不二) et plus particulièrement cette fois sur 登龍 (tôryû).

Pour un Japonais, le lien se fait tout de suite avec l’expression “登龍門” (tôryûmon) qui signifie “les portes du succès” ou “ouvrir la voie au succès”.

En revanche, si on prend les kanji séparément, on a 登 “grimper” et 龍 “dragon”, ce qui nous donne littéralement “dragon grimpant”. Un lien subtil est ainsi fait avec les deux éléments prédominants de cette planche : le dragon et le mont Fuji.

Il s’agit donc de nouveau d’un jeu de mots délicat mêlant bon augure jeu visuel. Cette mise en abyme du thème à plusieurs niveaux est un des aspects sophistiqués recherché par les amateurs d’estampes de l’époque Edo.

Et toi, quel titre tu préfères alors ?

Fuji au dragon grimpant ou Fuji de la voie du succès ?

Prouesse graphique en toute simplicité

Si ses grandes estampes nishiki-e telles que la célèbre série “Trente-six vues du mont Fuji”, outre leur beauté, sont parfois un peu figées, les illustrations de livre de Hokusai sont toujours pleines de vigueur. A tel point qu’on doit être capable de pouvoir fermer le livre si on se sent submergé d’émotions !

La beauté graphique et la vigueur des lignes sont ce qui fait la force des illustrations de livre de Hokusai.

Si les estampes luxueuses sont recherchées pour la variété subtile des couleurs (dont le fameux bleu de Prusse qui, suivant un effet de mode, est particulièrement mis à l’honneur dans les”Trente-six vues du mont Fuji” ) et les effets techniques (gaufrage, etc.), les ehon sont de simple feuilles de papier de riz imprimées en noir et blanc.

La magie opère donc ailleurs.

Entre les formes et les lignes.

Le mont Fuji, figure par excellence de la grandeur et de la beauté du Japon, prend à lui seul toute la première page (oui, un ehon se lit de droite à gauche!). Ses lignes épurées touchent le ciel, libre de toute nuisance.

Vient ensuite le dragon et sa force intrinsèque. Il amène la foudre et les nuages, eux aussi stylisés en de belles volutes régulières.

Les contrastes sont saisissants :

  • la sobriété du Fuji contre les détails du dragon
  • le lointain clair contre le proche foncé (il s’agit d’un code graphique)
  • la diagonale forte provoquée par l’écart entre nos deux motifs (Fuji en haut à droite et dragon en bas à gauche).

Un mot encore sur la technique d’impression.

Il est intéressant de rappeler ici que si Hokusai est l’auteur de ces images, il n’en est pas l’exécuteur.

Je m’explique.

Hokusai fournit le dessin en lui-même, que lui a commandé l’éditeur. C’est ensuite l’éditeur qui choisit un graveur puis un imprimeur qui vont à tour de rôle prêter leur talent pour faire de ces images les chefs-d’œuvre que l’on connaît aujourd’hui.

Je le mentionne ici pour souligner l’importance de chaque aspect de la création d’une estampe, notamment celui de l’impression, car c’est elle qui va rendre l’estampe unique.

Si la planche est gravée une fois, elle doit être re-encrée avant chaque passage d’impression. On peut donc trouver différentes versions d’une même œuvre dû au choix de l’imprimeur.

C’est surtout valable pour les nishiki-e, mais on retrouve aussi cet aspect ici par exemple avec le dégradé en bas de l’image ou le détail dans les volutes.

Chaque passage est l’occasion d’infimes variations.

Pour aller plus loin

  • J’en profite aussi pour te dire qu’une conférence dédiée au motif du mont Fuji vu par Hokusai sera disponible dans un Set Box de Noël mis en vente dans ma boutique éphémère du 28 novembre au 04 décembre prochain (lien valable dès 17h le 28 novembre). Idéal à glisser sous le sapin des passionnés du Japon!

Vocabulaire

ehon : littéralement “livre d’images“. En opposition aux yomihon de l’époque Edo où le texte était prédominant. Dans les ehon on trouve généralement une succession d’images avec parfois une page de texte en début et en fin de volume uniquement. Ces ehon servaient entre autres de manuels didactiques pour les amateurs d’art.

kanji : idéogrammes chinois utilisés dans la langue japonaise.

nishiki-e : “estampes de brocard”. Ce terme est utilisé pour les séries d’estampes luxueuses de très haute qualité destinées à de riches amateurs. Contrairement aux impressions de livres ou autres estampes de moins bonne qualité, ces images présentaient une variété de couleurs et de nuances significatives ainsi qu’un raffinement dans les détails comme la technique de gaufrage (karazuri) ou l’utilisation de mica (à base de silice) pour donner un effet brillant. En général, les estampes que l’on trouve dans les musées occidentaux sont des nishiki-e.

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