L’arbre occupe une place essentielle dans l’art japonais, à la fois comme élément esthétique et symbole philosophique. Dans les estampes ukiyo-e, il joue un rôle central en structurant l’espace, en guidant le regard du spectateur et en incarnant des notions spirituelles comme le wabi-sabi (l’acceptation de l’impermanence et de l’imperfection). Cet article explore la représentation des arbres dans l’art japonais à travers des œuvres emblématiques de grands maîtres comme Hokusai et Hiroshige, en mettant en lumière leur importance dans la composition, la perspective et l’expression de la spiritualité.
1. Les arbres comme protagonistes dans les estampes ukiyo-e
Dans les estampes ukiyo-e, les arbres sont bien plus qu’un simple décor : ils sont souvent les véritables protagonistes des scènes représentées. Les maîtres de l’estampe ont su leur donner une présence vivante et expressive, leur conférant une force symbolique qui dépasse leur simple fonction esthétique.
C’est particulièrement frappant dans certaines œuvres d’Utagawa Hiroshige, où l’arbre capte toute l’attention du spectateur. Dans Le pin de la lune à Ueno (Ueno Yamauchi Tsuki no Matsu, 1857, n°89 de Cent vues célèbres d’Edo), un majestueux pin se dresse au premier plan, ses branches incurvées formant un cadre naturel qui guide le regard vers le paysage lointain. Symbole de force et d’immortalité dans la culture japonaise, ce pin séculaire semble veiller sur la ville endormie sous la lumière du crépuscule. Ce pin devenu centre du tableau prend toute la place et relègue au second plan le vrai centre d’attraction de l’estampe qui est le sanctuaire de Benten que l’on distingue à peine dans coin inférieur droit de l’image. Ce qu’encadre le pin est en réalité le quartier de résidence des daimyô.1
Un autre pin, tout aussi impressionnant, occupe le centre de la composition dans Le pin pour suspendre une armure à Hakone (Hakone Sanchū Yoroikake no Matsu, 1855, n°26). Accroché aux reliefs escarpés de la montagne, ce pin légendaire, nous raconte une histoire légendaire : celle du guerrier Hachimantaro Yoahiie (1041-1108), grand capitaine de l’armée japonaise à la fin de l’époque Heian (794-1185), qui pourchassant le rebelle Abe-no Sadato (1019-1062), s’arrêta sur cette colline et enleva son armure qu’il suspendit aux branches du pin.2 A l’époque de Hiroshige, ce pin était déjà connu pour ses dimensions extraordinaires (une vingtaine de mètres de hauteur et une largeur qui pourrait “contenir un boeuf entier”), mais Hiroshige ne s’intéresse pas à la précision documentaire et adapte la forme de l’arbre. Il le représente plus fin et lui donne une courbe où l’on peut voir un crochet, rappelant ainsi subtilement la légende associée à cet arbre.3 Le pin domine la partie centrale de la composition tandis que voguent plusieurs voiliers sur l’eau calme de la baie d’Edo. Sous les pins on aperçoit des voyageurs empruntant la fameuse route du Tôkaidô reliant Edo à Kyoto. Chacun vaque à ses occupations sous la présence imposante et rassurante du pin légendaire.
Un troisième exemple, peut-être l’un des plus célèbres, avec Le jardin de pruniers à Kameido (Kameido Ume Yashiki, 1857, n°30), où un prunier aux branches noueuses s’impose au premier plan. Connu sous le nom de Garyûbai (« prunier du dragon couché »), il étire ses rameaux fleuris dans une composition audacieuse, emplissant presque toute l’image. Avec ses fleurs délicates contrastant avec son tronc tourmenté, il incarne la résilience et le renouveau, une symbolique chère à l’esthétique japonaise. Cet arbre n’a pas survécu à l’inondation de 1880, mais on y trouve encore une stèle commémorative. Cette estampe est connue pour avoir influencé Vincent Van Gogh et avec lui l’art occidental, grâce à sa composition et à son rythme émotionnel considéré comme typiques de l’art japonais.4
À travers ces œuvres, Hiroshige donne aux arbres une véritable présence vivante : plus que de simples éléments du paysage, ils deviennent des témoins du temps, porteurs de mémoire et de symboles profonds.
- OUSPENSKI Mikhail, Hiroshige, Cent vues d’Edo, éd. Parkstone Press International, New York, 2008, p.195.
- Ibid, p.68.
- Idem.
- Ibid, p.76..
2. L’arbre, un élément d’équilibre et de perspective
L’art japonais accorde une importance primordiale à l’équilibre des formes et des espaces, et les arbres jouent souvent un rôle clé dans la structuration des compositions. Ils servent à organiser la perspective, à orienter le regard du spectateur et à créer un dialogue visuel entre les différents éléments du paysage. Les arbres sont souvent bien plus que de simples éléments du décor : ils participent activement à la construction de l’espace et à l’ambiance de la scène.
Dans l’estampe Le lac Suwa dans la province de Shinano (Shinshū Suwa-ko), oeuvre issue de la série Trente-six vues du mont Fuji de Katsushika Hokusai, en est un exemple frappant. Au premier plan, un arbre massif aux branches puissantes et torturées s’étire en diagonale, encadrant la vue sur le lac et sur les montagnes en arrière-plan. Son tronc robuste et ses feuillages épars créent un contraste avec la douceur des eaux et la tranquillité du mont Fuji, visible au loin. Cet arbre joue un rôle fondamental dans la composition : il sert à guider le regard du spectateur à travers l’image, tout en ajoutant une profondeur et une dimension sculpturale à la scène. Jouant sur la diagonale et l’effet de symétrie, Hokusai s’assure que le spectateur voie toute l’image et pas seulement le Mont Fuji. À travers cette œuvre, Hokusai met en évidence la puissance de la nature et son interaction avec le paysage, transformant l’arbre en un élément structurant et narratif au cœur de la composition.
Dans Pluie soudaine à Shono (Shono haku-u), une planche issue de la série Les cinquante-trois stations du Tôkaidô (1833–1834) d’Hiroshige, les arbres bordant la route accentuent la dynamique du vent et de la pluie tout en suggérant la profondeur grâce au traitement des couleurs. S’effaçant petit à petit, avalés par les torrents de pluie, les branches penchées des arbres donnent l’impression que les voyageurs luttent contre les éléments, renforçant l’aspect narratif et émotionnel de l’image. Ici, l’arbre devient un indicateur du climat et participe à la narration visuelle, un procédé fréquemment utilisé dans l’ukiyo-e.
3. L’arbre et le concept de wabi-sabi
Dans la philosophie japonaise, l’arbre est souvent associé au wabi-sabi, cette esthétique qui célèbre la beauté de l’imperfection et de l’éphémère. Les saisons, qui transforment le paysage, sont un élément clé de cette vision du monde, et les arbres en sont les principaux témoins.
Dans Les érables rouges à Mama près du sanctuaire Tekona-no yashiro et le pont Tsugihashi (Mama no Momiji Tekona no yashiro Tsugihashi, n°94 de Cent vues célèbres d’Edo, 1857) Hiroshige capture l’automne dans toute sa splendeur avec des érables flamboyants dominant la scène. Leurs feuillages écarlates contrastent avec le pont en bois et la rivière en contrebas, créant une composition vibrante et immersive. Ces érables ne se contentent pas d’apporter une touche de couleur : ils sont les véritables protagonistes de l’image, symbolisant le changement inéluctable des saisons et la beauté éphémère de la nature. Ici l’évocation est aussi poétique car le sanctuaire Tekona-no yashiro et toute la région alentours sont associés à une légende citée dans le Man’yoshuû (première anthologie poétique japonaise du milieu du VIIIe siècle). Une jeune paysanne à la beauté renversante ne pouvant plus supporter d’être la cause de querelle entre les hommes honorables finit par se jeter à l’eau près de sa maison à Mama. Un temple fut érigé non loin de là au XVIe siècle.1 L’interprétation au premier et au second degré de cette oeuvre renforce sa puissante évocation du concept de wabi-sabi et invite le spectateur à vivre l’instant présent.
D’un autre côté, Cerisiers en fleurs le long de la rivière Tama-gawa (Tamagawa tsutsumi no hana, n°42 de Cent vues célèbres d’Edo, 1856) célèbre la douceur du printemps. Hiroshige représente une rangée de cerisiers en pleine floraison, bordant paisiblement la rivière Tama. Le regard du spectateur suit la courbe délicate des arbres, dont les branches alourdies par les fleurs semblent caresser le ciel. Ces cerisiers en fleurs incarnent la fragilité et la splendeur fugace de la vie, une thématique profondément ancrée dans la culture japonaise et illustrée chaque année par le hanami, la contemplation des cerisiers en fleurs. Au delà de sa splendeur et de sa popularité, le cerisier en fleurs est donc un élément socio-culturel fondamental. Ici, le quartier représenté est celui de Shijuku qui à l’époque de Hiroshige était un des quartiers les plus animés d’Edo et l’occasion de parties de plaisir en plein air privilégiées. Cet aspect est représenté par les différents personnages flânant le long du fleuve, profitant ainsi de la beauté éphémère des fleurs mais aussi de la vie elle-même.2
À travers ces estampes, Hiroshige ne se contente pas de représenter la nature : il en saisit la poésie et la temporalité, transformant les arbres en de véritables narrateurs du temps qui passe tout en célébrant la beauté éphémère de la nature.
- OUSPENSKY, p.204.
- Ibid, p.100.
Les arbres dans l’art japonais ne sont pas de simples éléments décoratifs, mais des acteurs à part entière des compositions. Ils structurent l’espace, expriment des émotions et véhiculent des concepts philosophiques et spirituels profonds. À travers les estampes d’Hokusai et d’Hiroshige, nous voyons comment les arbres participent à l’équilibre esthétique des images, tout en reflétant des notions aussi variées que l’impermanence des saisons, la contemplation silencieuse et la connexion entre l’homme et la nature.
……………….
(c) Le Japon avec Andrea