La figure du chat au Japon à travers une œuvre de Hiroshige

Petit aperçu avant la conférence du 08 octobre prochain dans le cadre de l’Automne de Culture Japonaise 2023 (infos et inscription ici).

Le chat, toute une histoire

Au Japon comme ailleurs, la figure du chat est ambivalente, tantôt porte-bonheur, tantôt démon abominable. En un mot, le chat fascine.

Aujourd’hui je te propose l’analyse d’une estampe d’Andô Hiroshige tirée de sa célèbre série “Cent vues célèbres d’Edo” où le chat vient attirer notre attention.

Andô Hiroshige, Champs de riz à Asakusa et le festival Torinomachi (Asakusa tanbu Torinomachi mōde), in «Cent célèbres vues d’Edo» (Meisho Edo Hyakkei), planche n° 101, Hiver, entre 1857 et 1858, Brooklyn Museum.

Alors que les Japonais sont déjà friands de voyages et de découvertes, se développent un nouveau genre de série d’estampes représentant les célèbres lieux à voir absolument et ce à travers tout le Japon. Les «Cent vues célèbres d’Edo» s’inscrivent dans la tradition de ces séries à but touristique, ici abordant les lieux réputés incontournables de la capitale (Edo étant l’ancienne Tokyo).

Focus sur l’œuvre

Nous nous trouvons ici dans une chambre de courtisane du célèbre quartier de plaisir de Yoshiwara. Les différents détails de l’œuvre permettent de raconter une histoire tout en représentant un paysage en profondeur grâce à l’audace de la composition et à l’habileté de Hiroshige. En effet, les éléments du premier plan nous laissent subtilement deviner qu’une courtisane a reçu un client : les peignes en bambou décorés (coin inférieur gauche de l’image) et juste au-dessus le papier en rouleau.

Pourquoi ces deux éléments indiquent la présence d’une courtisane et de son client ? Les peignes sont appelés kumade et sont des souvenirs typiques associés au festival Torinomachi dont on voit la procession par la fenêtre. La présence de ces peignes ainsi que le fait qu’on les ait sortis de leur emballage pour être admirés, suggèrent que quelqu’un les a offert tout récemment (le client) et que quelqu’un les a reçu et les admirés (la courtisane). Quant au papier, que l’on aperçoit presque en passant, c’est ce qu’on appelle le «papier pour l’acte honorable» (onkotogami), qui est l’accessoire indispensable à toute courtisane.1

Il ne s’agit pas ici seulement de l’ingéniosité de l’artiste, mais bien une des particularités de ces estampes de luxe (nishikie) dont le but n’était pas uniquement de proposer de belles images à admirer en bonne compagnie, mais aussi l’occasion de montrer son goût et ses connaissances à travers un jeu de sous-entendu et d’éléments à multiple signification.

Là où un chat paisible semble s’adonner à la contemplation de l’euphorie et de l’activité humaine se déroulant à l’extérieur, en réalité un autre genre d’euphorie à lieu non loin, derrière le paravent tout juste esquissé.


L’artiste ne montre rien, mais nous révèle tout!

………….

  1. OUSPENSKI Mikhail, Hiroshige, Parkstone Press International, New York, 2008, p. 219.

Que vient faire le chat ici ?

Ici le chat a un rôle principal, mais par défaut… Je m’explique. Si la scène principale (la courtisane et son client) n’est que suggérée tout comme la procession en arrière plan, il faut bien trouver un sujet concret à l’image. C’est là que le chat entre en scène.

Le chat reste le symbole de l’intérieur confortable et chaleureux. Ici aucune référence à son ambivalence symbolique (queue coupée, pelage blanc et gris), il s’agit donc d’un chat de compagnie ordinaire, qui se prélasse devant la fenêtre et par ce stratagème, nous indique qu’il y a bien quelque chose à voir de ce côté. Sa présence est donc indispensable à la lecture de l’image.

Si tu veux des histoires de chat démon, je t’invite à la conférence sur la figure du chat dans les contes japonais du dimanche 08 octobre 2023 (infos et inscription ici).

(c) Le Japon avec Andrea.

Tanabata ou la fête des étoiles amoureuses

Chaque année, le 7 juillet, les Japonais fêtent Tanabata 七夕, une des cinq fêtes saisonnières importées de Chine (sekku 節句).

Si c’est l’occasion d’écrire ses vœux sur des bandelettes en papier (tanzaku 短冊) qu’on accrochera ensuite à une branche de bambou, c’est aussi l’occasion de regarder les étoiles!

En effet, la légende de Véga et Altaïr est indissociable de cette fête estivale. Parvenue au Japon probablement dès l’époque Heian (794-1185), cette légende venue de Chine est largement popularisée durant l’époque Edo (1603-1868).

De nombreuses étoiles se disent “double” ou “en couple” car elle partagent un même axe de gravité. Ces étoiles ont de tous temps stimulé l’imagination des conteurs et il existe de nombreuses variantes sur le légende des étoiles amoureuses dont voici la trame :

La légende de Tanabata (“la septième nuit”) met en avant l’histoire d’amour entre une déesse tisserande Orihime (Véga) et un bouvier humain Hikoboshi (Altaïr).

Pour lui, celle qui tisse “les habits de nuages” quitte le monde céleste, l’épouse et lui donne deux enfants. La mère de la déesse (ou le père selon les versions) la retrouve et la fait revenir dans le monde des dieux. Pour empêcher le bouvier bien décidé à retrouver sa femme d’arriver au royaume céleste, les dieux séparent les deux mondes par une rivière infranchissable, la Voie lactée.

Devant les pleurs incessant de la déesse d’un côté, du bouvier et de ses enfants de l’autre, les dieux leur accordent de se retrouver une fois par an, la septième nuit du septième mois.

Dès lors, chaque année, les Japonais fêtent ces retrouvailles amoureuses et accrochent leur vœux d’amour et de bonheur à des branches de bambou, symbole de bon augure et , selon la croyance populaire chinoise, capable de refouler les esprits malveillants responsables des séparations conjugales.

Alors, est-ce que tu vas fêter Tanabata cette année?!

Yoshitoshi, La Lune et la Voie lactée, in “Cent aspects de la Lune”, estampe ukiyo-e, avant 1892.

Image d’en-tête : Ando Hitoshige, La ville florissante, festival de Tanabata, in “Cent vues d’Edo”, estampe ukiyo-e, 1857, détail.

Utamaro et ses “insectes choisis”, ou comment les insectes peuplent les images à l’époque Edo (3/3)

Si Utamaro (vers 1753-1806)est principalement connu pour ces estampes de courtisanes (美人絵, bijin-e), ici j’ai choisi de te présenter une planche de son album “Insectes choisis” (絵本虫選, Ehon mushi erami) publié en 1788. Album appartenant à une trilogie un peu à part dans l’œuvre d’Utamaro, mettant à l’honneur les insectes, les coquillages et les oiseaux.1

Cet album est composé de planches représentant une plante ou autres végétaux et une ou plusieurs variétés d’insectes. C’est un bel exemple de gravure dans un style réaliste et détaillé, réalisées d’après une observation minutieuse de la nature et non plus d’après les modèles iconographiques classiques.2

L’ensemble est complété pour une série de poèmes parodique dits kyôka (狂歌) « chant sans rime ni raison » ou « poésie folle ». Présentant les mêmes caractéristiques formelles que le poème classique tanka (短歌), il est composé de 31 syllabes (5-7-5/7-7). Sa particularité réside principalement dans le choix des mots et le langage vulgaire utilisé.3 Son caractère collectif (l’écriture de kyôka se fait généralement lors de réunion de poètes où chacun compose une partie de l’ensemble) ainsi que son ton burlesque le rapproche d’ailleurs du haikai (ancêtre de la forme du haiku).4

Ce modèle d’association de poèmes et d’illustrations est hérité des concours littéraires thématiques organisés au sein de cercles d’amateurs. Dans cet album en particulier, chaque poème fait référence de façon subtile et raffinée à l’insecte représenté par Utamaro, représentant un défi de taille.5

  1. MARQUET, p.21.
  2. Ibid, p.22.
  3. Ibid, p. 30.
  4. ORIGAS, p. 161.
  5. MARQUET, p. 31.
Utagawa Utamaro, Libellule (Kagerō ou Tonbo), in “Ehon mushi”, 1788.

Un exemple concret : Libellule et papillons

Voici le poème proposé par Marena Toshinari à propos du papillon :

Chô –

yume no ma wa

chô tomo keshite

suite mimu

koishiki hito no

hana no kuchibiku

– le papillon –

le temps d’un rêve

se muer en papillon

pour butiner

comme une fleur les lèvres

de celle dont je languis1

Ici, la délicatesse du dessin et la douceur des tons sont sublimées par ces quelques mots badins, ou est-ce l’inverse ? Ne seraient-ce pas ces mots qui par cette subtile association visuelle gagnent en profondeur? Peu importe, le résultat est prenant et on ne s’étonnera pas que ce livre d’images reste un des plus bel exemple du talent de Utamaro.

Si on revient à nos amis les insectes, on remarque que sur cette planche, ils sont clairement mis en valeur par un jeu de composition et d’agencement entre texte calligraphié et éléments naturels. Contrairement à l’exemple tiré du “Précis de peinture du Jardin du grain de moutardedans l’article précédent, ici l’insecte ne sublime pas la fleur : il est bel et bien le thème principal !

On a donc un clair changement de perception de la nature et de ses habitants ainsi que dans le façon de les reproduire, passant d’accessoire à significatif. Le large développement des études zoologiques et des techniques scientifiques n’y est pas étranger et les artistes deviennent des vecteurs importants de transmission de ce changement de point de vue au sein d’un public de plus en plus nombreux.

  1. MARQUET, p. 95.

Utamaro (vers 1753-1806) s’est formé auprès de Toriyma Sekien (鳥山石燕), peintre de l’école Kanô (kanô-ha 狩野派). Il adopte son nom Utamaro (歌麿) vers 1781 alors qu’il se met à peindre des images de “belles femmes” (美人絵, bijin-e), après s’être exercé à la peinture d’acteurs de kabuki. Son œuvre (plus de 2600 estampes) est très riche et versatile et nous propose également des portraits en buste ou en pied et des recueils à portée zoologique.1

Bibliographie

  • MARQUET Christophe (textes et poèmes traduits et présentés par), Kitagawa Utamaro, insectes choisis – Myriades d’oiseaux, éditions Philippe Picquier, Arles, 2012.
  • ORIGAS Jean-Jacques, Dictionnaire de littérature japonaise, Puf, Paris, 2000.

(C) Le Japon avec Andrea.

Un nouveau point de vue, ou comment les insectes peuplent les images à l’époque Edo (2/3)

Si dans le dernier article, je me suis concentrée sur le motif du papillon et de la pivoine, aujourd’hui j’ai envie de te partager l’influence primordiale que l’Occident et surtout ses outils optiques ont eue sur la représentation des insectes dans l’art japonais.

Les insectes comme genre artistique

Hérités de la peinture chinoise, les différents genres en peinture japonaise sont divisés selon les thèmes représentés: les peintures “de fleurs et d’oiseaux” (花鳥絵, kachô-e), les peintures de paysages ou “de montagne et d’eau” (山水画, sansui-e), les peintures “de fleurs et d’arbres” (花木絵, hanaki-e) ou encore, celle qui nous intéresse, les peintures “d’herbes et d’insectes” (葉虫絵, hamushi-e).

La source principale d’inspiration de motifs pour cette catégorie reste, jusqu’au développement des “études hollandaises” que nous aborderons plus loin, le fameux “Précis de peinture du Jardin du grain de moutarde“. Rédigé comme un manuel à l’usage des peintres, il s’agit d’une véritable encyclopédie de peinture chinoise, écrite au début de la dynastie Qing (1644-1912). On y trouve un répertoire de motifs, de techniques de dessin et d’applications des couleurs d’une aide précieuse non seulement si l’on souhaite s’initier à l’art chinois, mais aussi si l’on veut comprendre l’essence des œuvres anciennes.


“Pavot, à l’imitation d’une peinture de Ts’ien Chouen-kiu”
in “Les Enseignements de la Peinture du Jardin grand comme un Grain de Moutarde”
Source : http://classiques.uqac.ca/classiques/chine_ancienne/B_autres_classiques/KIAI_TSEU_YUAN_HOUA_TCHOUAN/KIAI_TSEU_YUAN_illustrations_3.html [consulté le 13.04.2023]

Dans ce genre artistique, ne nous méprenons pas, les insectes servaient surtout de décoration, d’éléments annexes pour “varier la peinture des fleurs”. Dans l’exemple ci-dessus, si le papillon attire notre regard, ce n’est pas le sujet principal de l’œuvre. Il sert à divertir l’œil et éviter la monotonie de scènes inertes et figées par la succession de copies au fil des siècles.


“Premier exemple d’insectes de plantes herbacées à
dessiner pour varier [la peinture des fleurs]. Papillons”
in “Les Enseignements de la Peinture du Jardin grand comme un Grain de Moutarde”
Source : http://classiques.uqac.ca/classiques/chine_ancienne/B_autres_classiques/KIAI_TSEU_YUAN_HOUA_TCHOUAN/petrucci_moutarde.pdf [consulté le 13.04.2023]

Plus qu’une observation scientifique des insectes, il s’agit plutôt d’une représentation essentialiste, presque symbolique. Ces insectes ont donc souvent la même forme et sont représentés selon le même angle par de nombreux artistes différents. Il n’y a pas une réelle compréhension ou recherche de l’anatomie d’un point de vue scientifique, mais plutôt comme une appréciation générale de la forme de l’insecte, dans le respect du canon de représentation hérité de la peinture chinoise.

Les peintres japonais vont vraiment s’attacher à représenter au plus près cette esthétique chinoise et cet idéal de représentation philosophique et harmonieuse de la nature.

Cette approche des insectes et de leur représentation connaît un franc succès auprès d’amateurs éclairés qui aiment se perdre dans l’observation, la collection mais aussi reproduction d’une variété incroyable d’insectes.1 Ces images ont souvent été regroupées dans des annales ou encyclopédies illustrées à caractère plus ou moins “scientifique” et qui vont servir de base pour la composition de travaux artistiques. Les encyclopédies ou les annales illustrées les plus connues encore aujourd’hui ont été dessinées et compilées par des daimyô (seigneurs guerriers de haut rang).

  1. TSUKAMOTO, p. 278.

Des daimyô amoureux de la nature

Traditionnellement l’observation et le recensement des espèces d’insectes étaient le travail de spécialistes des affaires médicales chinoises au sein du gouvernement japonais. On recensait donc les insectes plus pour leurs vertus curatives et pour leur utilisation dans le quotidien que pour leur vraie beauté intrinsèque. Cette pratique a un lien étroit avec le modèle de la médecine chinoise, mais petit à petit les seigneurs y prennent goût et l’observation et la collecte d’insecte vont devenir une réelle occupation de loisir.1 Rappelons également qu’à l’époque Edo le rôle des guerriers évolue. Les guerres de clans n’étant plus qu’un lointain souvenir, les guerriers trouvent de nouvelles occupations dans l’enseignement, la poésie, les arts, etc.

Pourquoi les daimyô? On offrait traditionnellement des insectes à la maison du shogun (chef des armées, dirigeant militaire officiel du Japon à l’époque Edo) pour nourrir les faucons. Le faucon est l’emblème par excellence de la figure guerrière et offrir de quoi nourrir ces rapaces était un devoir important. Dès 1770 le ramassage d’insectes s’intensifie donc et on commence à recenser de nombreuses espèces jusque là peu étudiées.

Le daimyô le plus célèbre parmi ces amateurs de haut rang reste Masuyama Sessai (1754-1819). Son encyclopédie est encore remarquée aujourd’hui, mais il est surtout connu pour avoir fait édifier après sa mort un mausolée afin d’honorer l’âme des insectes sacrifiés lors de ses observations minutieuses. On peut encore le visiter au sein du temple Kan.ei-ji à Tokyo.2

  1. TSUKAMOTO, p. 278.
  2. MARQUET, p. 23.

Le microscope, ce révolutionnaire

Cette approche du monde des insectes va radicalement changer à l’époque Edo, avec l’arrivée des bateaux occidentaux chargés d’objets variés, de livres et de matériel scientifique comme le microscope en vue de commercer avec le Japon. Rappelons ici que le Japon a fermé ses frontières et son commerce aux Occidentaux (avec une exception pour les bateaux néerlandais) dès 1640 et ne les rouvrira qu’en 1853, un peu avant l’avènement de l’ère Meiji. Le commerce privilégié entre la Hollande et le Japon va donner lieu aux “études hollandaises” ou rangaku.1

Il est particulièrement intéressant de réaliser que le Japon n’a de contact avec l’Occident qu’à travers la Hollande pendant plus d’un siècle. Les Japonais vont donc apprendre le néerlandais pour traduire les livres et communiquer avec les marins, fait assez exotique car après l’ouverture des frontières à la fin de l’époque Edo ils réalisent qu’en Occident personne ne parle néerlandais à part les Hollandais!

Anonyme, Microscope, in Kômô Zatsuwa (紅毛雑話), 1787, National Diet Library, Tokyo.

Ce goût pour l’exotisme occidental se traduit par le commerce de petits objets, de verrerie, de livres, de peignes, etc.2 Ce sont surtout les instruments de mesure et de vision comme la loupe, les lunettes ou encore le microscope ainsi que les traités illustrés de zoologie et de botanique qui vont fasciner les Japonais.3 Grâce à ses nouveaux outils optiques les observations d’insectes, qu’elles soient scientifiques ou artistiques, vont se développer de manière phénoménale et l’impact de cette nouvelle façon de voir le monde sur un public avide de nouveautés et d’exotisme venus de cet étranger interdit est important.4 Les artistes sont les premiers concernés par cette nouvelle approche et cette nouvelle représentation de la nature.5

  1. SCREECH, p.6.
  2. Ibid, p.8.
  3. MARQUET, p.23.
  4. SCREECH, p.194.
  5. IMAHASHI, p. 146.
Shiba Kôkan, Mouches et moustiques, in Kômô Zatsuwa (紅毛雑話), 1787, National Diet Library, Tokyo.

Le microscope ainsi que tous les outils optiques (les lunettes, la loupe, la longue vue, etc.) vont ouvrir des perspectives qui vont permettre une observation beaucoup plus minutieuse et plus scientifique de chaque insecte.

Petite anecdote révélatrice, la loupe en japonais se dit 虫眼鏡 (mushi megane) soit “lunettes/verre à insectes”.

Dans mon prochain article, je te présenterais une œuvre de Utamaro tirée de son album “Insectes choisis” (絵本虫選, Ehon mushi erami) publié en 1788. De quoi parler fleurs, de papillons et poésie burlesque en prenant le café.

Bibliographie

  • IMAHASHI Riko, Edo no dôbutsuga – kinsei bijutsu to bunka no kôkogaku 江戸の動物画、近世美術と文化の考古学 (“Les images d’animaux à l’époque d’Edo – archéologie de l’art et de la littérature moderne”), Tôkyô Daigaku Shuppankai 東京大学出版会, Tôkyô, 2004, 344 pp.
  • MARQUET Christophe (textes et poèmes traduits et présentés par), Kitagawa Utamaro, insectes choisis – Myriades d’oiseaux, éditions Philippe Picquier, Arles, 2012.
  • SCREECH Timon, The Lens Within the Heart: The Western Scientific Gaze and Popular Imagery in Later Edo Japan, University of Hawaii Press, 2002.
  • TSUKAMOTO Manabu, Edo jidai jin to dôbutsu 江戸時代人と動物 (“Les Hommes d’Edo et les animaux”), Nihon edita sukuru shuppanbu 日本エデイタースクール出版部, Tôkyô, 1995, 328 pp.
  • “Précis de peinture du Jardin du grain de moutarde” (version numérique) : http://classiques.uqac.ca/classiques/chine_ancienne/B_autres_classiques/KIAI_TSEU_YUAN_HOUA_TCHOUAN/petrucci_moutarde.pdf [consulté le 13.04.2023]

Papillon et pivoine, où comment les insectes peuplent les images à l’époque Edo (1/3).

Les insectes font l’objet d’une catégorie spéciale dans l’art chinois et japonais, celle des kusamushi-e (草虫絵) ou “Herbes et insectes”.

Depuis aussi loin qu’on se souvienne, les insectes ont sans cesse été observés, recensés, collectionnés puis peints ou gravés. Tout comme dans la catégorie des kachô-e (花鳥絵) “Fleurs et oiseaux”, où chaque espèces d’oiseaux est associée à une fleurs, ici, chaque insecte est associé à une herbe ou plante.

Comme le printemps s’en vient, aujourd’hui je te parle de papillon.

papillon chô

Le papillon est souvent associé à la pivoine, car tous deux représentent la longévité :

La pivoine pour son nom chinois meoutan qui comporte le mot tan (cinabre), drogue d’immortalité qui l’associe au phénix1. Le papillon pour le jeu de mot avec le terme “septuagénaire”, tout deux se disant t’ie.2 Par association, ces deux motifs ensemble sont devenu le symbole porte-bonheur de longévité.

Au Japon, la papillon est aussi un esprit voyageur qui peut annoncer une visite ou la mort d’un proche. Par extension, la rencontre avec un papillon blanc est perçu dans la croyance populaire comme la visite de l’âme d’un défunt.

Les représentations du thème des “herbes et insectes” sont ainsi des images véhiculant des messages symboliques et font le délice des amateurs lettrés qui sauront les déchiffrer.

Dans ce contexte, les estampes nishiki-e (錦絵, litt. “image de brocard”) étaient des supports privilégiés. Ce sont effectivement des œuvres luxueuses destinées à un public de riches amateurs, mettant en avant les prouesses de composition des artistes mais aussi le talent des imprimeurs tout en jouant sur les effets de mode.

  1. CHEVALIER Jean, GHEERBRANT Alain, Dictionnaire des symboles, éd. Robert Laffont et éd. Jupiter, Paris, 1982, p.762.
  2. Ibid, p.728.
Utagawa Hiroshige, Papillon et pivoines, estampe nishiki-e, encre sur papier, format chûban vertical, époque Edo, MFA Boston.)

Ici un magnifique exemple de Hiroshige dans un format vertical. Les pivoines délicatement colorées répondent à un papillon plutôt terne qui permet ainsi de ne pas saturer l’image. La composition simple et efficace de cette estampe ravi le spectateur qui se sent transporté en Chine.

La touche chinoise est encore accentuée par l’inscription en haut à gauche, imprimé dans une police particulière.


牡丹花福貴者也

Botange fukisha nari

“bénédiction de la fleur de pivoine” *

Répondant à la signature en bas à droite, ces deux inscriptions encadrent l’image harmonieusement et créent un jeu visuel délicat.

*traduction non vérifiée… je ne parle pas chinois ( ^-^ ).

Voici un deuxième exemple où on retrouve cette association du papillon et de la pivoine. Il s’agit cette fois d’une œuvre de Katsushika Hokusai.

Katsushika Hokusai, Papillon et pivoine, estampe nishiki-e, entre 1830 et 1850.

Ici les pivoines sont plus présentes, comme si Hokusai nous invitait à découvrir son jardin. Le spectateur peut imaginer plonger sa main dans le buisson et sentir le parfum envoutant des pivoines. Chez Hiroshige il s’agissait plus d’une image voulue synthétique, représentative d’un message symbolique. Ici les symboles sont tout aussi présents, mais donne l’illusion d’une plus grande intimité entre image et spectateur.

J’aime bien aussi le traitement du papillon qui nous montre un point de vue particulier puisque l’artiste a choisi de nous montrer les ailes vues de dessus, selon un angle peu évident.

Je termine avec un poème de Bashô :

物好や匂わぬ草にとまる蝶

monozuki ya niowanu kusu ni tomaru chô

.

un papillon se pose

sur une herbe sans odeur

curiosité

.

Dans mon prochain article j’aborderai l’influence occidentale dans la perception et la représentation des insectes dans les œuvres de l’époque Edo.

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Lors de ma boutique popup “Un air de printemps”, les papillons seront aussi à l’honneur. Ne manque pas ces prochaines dates d’ouverture : 17 au 23 avril 2023. Ça se passera dans l’onglet “boutique”.

Je suis bien impatiente de te faire découvrir mes nouveaux motifs printaniers et mes produits spécialisés autour du haiku et du japonais!

Le lapin dans l’art japonais : le Chôjû giga (鳥獣戯画)

Quand je pense au lapin dans l’art japonais, le premier exemple qui me vient en tête c’est celui des fameux rouleaux peints du Chôjû jinbutsu giga (鳥獣人物戯画, lit. « Caricatures d’oiseaux et animaux humains ») ou Chōjū-giga (鳥獣戯画, lit. « Caricatures d’animaux »).

Il s’agit d’un ensemble de quatre rouleau peint ou emaki (絵巻), réalisé pour le temple Kôzan-ji à Kyôto au 12e siècle, aujourd’hui conservés dans les musées nationaux de Tokyo(pour les deux premiers rouleaux) et de Kyoto (pour les deux derniers rouleaux). Déclarée trésor national en 1952, cette œuvre marque un tournant dans la représentation d’animaux dans l’art japonais.

Chōjū-giga (鳥獣戯画), rouleau 1, détail, animaux à la poursuite d’un voleur.

Caractéristiques

  • 4 rouleaux peint emaki
  • le premier mesure 30 cm de haut x 11 m de long
  • succession d’images (sans texte) monochromes à l’encre de Chine
  • style otoko-e (un des mouvements du yamato-e), caractérisé par un travail au trait libre et dynamique à l’encre de Chine.

Description

Le premier de ces rouleaux peints met en scène de nombreux animaux, mais principalement des singes, des lapins et des grenouilles, dans des situations de la vie humaines. Tous sont humanisés soit par le port d’habits, soit par le fait de marcher sur deux pattes, soit encore avec l’aide d’expressions faciales typiquement humaines. Telles de véritables caricatures de moines bouddhistes de la fin de l’époque Heian, on les voit faire leurs ablutions, organiser des cérémonies, mais aussi se battre à grands coups de bâtons ou de flèches.

Chōjū-giga (鳥獣戯画), rouleau 1, détail, animaux à leurs ablutions.

Le second rouleau représente des animaux réels ou légendaires.

Le troisième rouleau dépeint des jeux de moines et de laïcs ainsi que des animaux humanisés.

Le quatrième rouleau montre des personnages (religieux et laïcs) très caricaturés dans des scènes de jeux, de cérémonies bouddhiques, etc.

A noter que le style, la composition et jusqu’au sujet des rouleaux ne proposent pas une unité caractéristique. Cette succession d’images et de scènes n’était probablement pas conçue à l’origine comme un ensemble uni et homogène.

Et le lapin dans tout ça ?

Le lapin est l’un des animaux qui reviennent le plus souvent dans le Chōjū-giga (鳥獣戯画). Comme vu dans l’article précédent (Le lapin au Japon, entre zodiaque et folklore), le lapin possède une symbolique ambivalente et il est bien connu dans les contes pour son côté farceur.

Étant donné qu’on ne sait pas quelles intentions avaient les auteurs de ces rouleaux (critiques ouvertes des mœurs monastiques de l’époque? jeux libres sur la représentation anthropomorphique d’animaux familiers?) il est difficile d’interpréter chaque scène. Par contre il semble évident que le lapin revêt ici sa parure cocasse et farceuse : de tous les visages, ceux des lapins sont de loin les plus expressifs de ces rouleaux.

Chōjū-giga (鳥獣戯画), rouleau 1, détail.
Chōjū-giga (鳥獣戯画), rouleau 1, détail.
Chōjū-giga (鳥獣戯画), rouleau 1, détail.

Si les grenouilles ont des expressions plutôt figées semblables à leurs caractéristiques physiques, les singes sont plus expressifs, mais les lapins proposent une gamme d’émotions subtiles et variées qui nous questionnent véritablement sur notre rapport à l’animal et à la nature.

Chōjū-giga (鳥獣戯画), rouleau 1, détails.

Comment lire un emaki ?

Comme toute œuvre japonaise, le sens de lecture va de droite à gauche. Le rouleau fermé par une cordelette présente le titre de l’œuvre dans un cartouche au verso. Pour lire un emaki, on se place sur une table et on déroule l’œuvre par portion. Un rouleau par définition pouvant rouler, on fera attention de placer un objet de part et d’autres de la table, ou préférer de se placer directement au sol, sur des tatamis. A la différence d’un livre où les pages sont clairement définies et fixes, on peut choisir quelle portion du rouleau on souhaite voir.

Il existe trois sortes de emaki : ceux qui présentent une alternance d’images et de texte, ceux où il n’y a que des images et ceux où il y a un texte en début et/ou en fin de rouleau.

La grande différence entre le emaki et le livre, est que le premier est toujours réalisé à la main alors que le second va connaître un essor rapide grâce à la mécanisation de sa production. Dès l’époque Edo (1603-1868) et le développement de l’imprimerie, on assiste à un véritable boom de la production de livre au détriment de l’art du emaki, par définition plus minutieux et donc plus cher.

Attribution & interprétation

Traditionnellement attribués au moine Toba Sôjô (1053-1140), on pense aujourd’hui qu’une succession d’artistes ont en réalité contribué à l’élaboration de cette œuvre. De la même manière, et comme déjà abordé plus haut, il est difficile de proposer une interprétation satisfaisante de ces rouleaux tant leur contenu est surprenant.

Certains ont vu dans le Chôjû giga le premier manga et l’origine de l’animation japonaise. Sans entrer dans les détails, je dirais qu’il est intéressant de voir cette œuvre dans son contexte et de l’admirer pour elle-même avant tout. Ce qui est certain, c’est l’effet que ces traits fluides et dynamiques provoquent en nous. C’est la joie que ces animaux personnifiés nous procurent grâce à ces scénettes de jeux et de farces. C’est également l’influence que ces images ont encore aujourd’hui vu qu’on les retrouve toujours dans l’espace publique (publicités), papeterie, vaisselle et autres objets du quotidien.

Et toi, tu as déjà vu les fameux lapins du Chôjû giga quelque part? Dis-moi tout en commentaire.

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Du 06 au 12 février 2023 j’ouvre également une boutique en ligne avec des produits de papeterie et d’illustration sur le thème “Le lapin dans la lune”. Viens y faire un tour!

Le motif du lapin au Japon t’intéresse? Ne manque mon autre article sur le sujet: Le lapin au Japon, entre zodiaque et folklore.

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Sources

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Viens me poser toutes tes questions et j’essayerais d’y répondre rapidement!